Solidarités en lutte


Fixant l’horizon brûlant de l’été, Anthéa dégustait un mélange d’eau tiède et de citron quand Ella lui annonca que Beryl était mort. Elle ne finit pas son verre. Beryl, mort ? Encore un des nôtres, se dit-elle. Elle bouillonne de l’intérieur. En l’espace de deux mois, trois de ses amis sont morts en voulant protéger le dernier oasis de fraîcheur de la région. Les sécheresses à répétition pendant ces 25 dernières années ont fait disparaître les plus grands lacs et les rivières. Les nappes phréatiques sont pratiquement à sec, mais il reste encore cet oasis verdoyant à proximité de l'îlot, où vivent Anthéa et son réseau militant. Iels se battent pour le

sauvegarder de l’entreprise Tellvy, voulant capter les ressources de l’oasis.

Beryl, celui qui l’a aidée à intégrer l’ilôt, celui qui l’a aidée à se sentir utile dans la lutte écologiste, celui qui lui a permis de croire encore en la solidarité dans ce monde déshumanisant et dangereux. Comment éviter que d’autres ne meurent ?

Anthéa prit la seule photo qu’elle avait de Beryl pour la mettre dans son carnet souvenirs. Son coeur se serra. Quelle suite maintenant pour le groupe ? Iels ne sont plus que cinq. Continuer ou battre en retraite ? Anthéa se leva.

- Pour Beryl, pour Théo et pour Chloé, il faut rester. On ne peut pas laisser disparaître le seul écrin de vie de notre secteur. Tout le reste n’est que désert. Vous m’avez accueillie il y a 4 ans, quand j’ai tout perdu, ma famille et ma maison. Je suis la mieux placée pour vous dire que même quand on croit qu’il n’y a plus d’espoir, la solidarité d' ici peut raviver cette lueur d’espoir.

 

Tout le monde a acquiescé. Iels ont tous pris la ration de pain et la boisson “énergisante” au citron et se sont mis à réfléchir sur la prochaine action. Comment empêcher cette entreprise de s’accaparer le dernier bien commun de la région, sans se faire tuer ?

- Pourquoi ne pas contacter d’autres réseaux pour nous aider ? demande avec innocence Will.

On ne l’a pas fait jusqu’à présent parce qu’on sait qu’iels ont aussi des luttes difficiles à mener. Mais là c’est vrai que c’est urgent. Si on perd l’oasis, on perd le dernier espace de vie commun à la région et ça veut dire repartir pour trouver un autre lieu vivable, répond Anthéa.

Oui et surtout il y a le risque que l’un.e d’entre nous meurt en chemin le temps de trouver un autre lieu. Il faut faire tomber l’entreprise, on n’a plus le choix, renchérit Ella.

 

Tout le monde se met d’accord. Première étape : contacter un autre groupe militant, le plus proche possible. Deuxième étape : mettre en commun nos ressources et idées pour monter le plan contre l’ogre assoiffé. Ella et Anthéa dégainent un talkie walkie et sont sorties pendant la nuit, étouffante, pour ne pas se faire repérer par les drones qui surveillent le secteur. 7 kilomètres de marche plus tard, elles arrivent à l’antenne et essayent de trouver une fréquence pour diffuser leur message. Elles savent que les réseaux militants utilisent ce mode de communication.

- Ici Anthéa et Ella du secteur 4 de la région grand sud. Elles attendent.

Une voix répond après deux longues minutes.

- Reçu. Que voulez-vous manger ce soir ?

Ella savait que c’était une question de vérification.

- Fenouil, répondit Ella.

- Je suis Mattis, enchanté. De quoi avez-vous besoin ?

- Salut Mattis ! On cherche des militant.e.s dispo pour nous venir en aide. On a perdu

3 de nos ami.e.s en 2 mois et on est à court d’idées et de gens pour lutter contre l’accaparement du dernier oasis à proximité de chez nous. Si on le perd face à la société Tellvy, on serait contraint.e.s à repartir et chercher un autre lieu de vie et ce n'est pas certain qu’on y arrive.

- Je comprends. Je reviens, j’en parle avec mon groupe.

Anthéa et Ella attendent. Elles s’endorment sur la terre sèche et chaude.

- Les filles ? Vous êtes là ?

Anthéa se réveille d’un coup et prend le talkie-walkie.

- Oui, on est toujours là.

- On a décidé de vous venir en aide. On vient à 5. Votre secteur est-ce le 4 ? Le QG est-il toujours le même, noté sur la carte ?

- Oui et oui ! Merci, crient les 2 filles.

- On se met en route dans une heure. On arrive dans 2 jours environ. Courage.

Anthéa et Ella sourient, les yeux pétillants d’espoir. Enfin une bonne nouvelle. Mais vite, il faut se remettre en marche pour revenir à l’îlot.

Elles annoncent la bonne nouvelle aux autres. Iels vont pouvoir faire leur deuil de Beryl le temps d’une nuit.

 

***********

 

Mattis et 4 autres personnes arrivent, chargé.e.s de gros sacs à dos et accompagné.e.s d’un âne. Anthéa et Ella les accueillent et leur font découvrir l’îlot, et les membres. Tout le monde se met en cercle pour expliquer aux nouveaux arrivants la situation.

- Maintenant, il nous faut un plan pour faire partir Tellvy. Une idée ? demande Ella.

- Nous, ce qu’on a fait dans notre secteur pour sauver la dernière zone agricole non polluée c’est de feindre une pollution pour empêcher le groupe CHACAM de l’acheter et de se l’approprier pour en tirer profit. On peut essayer ici !

- Excellente idée Mattis. Comment ?

- Est-ce que vous vous souvenez qu’en 2025 aucun pays n’avait respecté le moratoire d’exploitation des fonds marins ? Les compagnies minières ont raclé des fonds marins qu’on ne connaissait pas du tout. Ils ont remonté à la surface des espèces hallucinantes !! Dont un coquillage qui est plutôt… magique. J’en ai trouvé un sur le bord d’une plage il y a 3 ans. Ça devait être sans valeur pour ces compagnies minières. Sauf que c’est notre arme secrète. Ce coquillage, en contact avec de l'eau douce, sécrète une sorte de liquide vert kaki qui pue. Ça rend l’eau trouble et on a l’impression qu’elle devient insalubre. Sauf que l’eau reste potable et puis après 24h ça disparaît.

- Elle était époustouflante la biodiversité, s’émerveille Will.

- N’est-ce pas ? Alors ça vous tente de feindre une pollution de l’eau qui se trouve dans l’oasis ?

- Oui !! s’exclama la pièce.

Tout le monde se lève et grouille d’idées pour rendre opérationnel le plan. Anthéa regarde au loin et repense à Beryl, qui, à quelques jours près, aurait pu vivre ce foisonnement d’énergie. Elle se força à ne plus y penser.

 

***********

Jour J.

 

Tout le monde joue son rôle pour se couvrir les un.e.s les autres. Tout va bien. Un éclaireur de la société Tellvy surveille. Pas besoin de se déplacer jusqu’au point d’eau. Il suffit d’attendre qu’il tourne le dos pour lancer le coquillage dans l’eau. Mattis sort de son sac le coquillage. Il est gros. Il est blanc immaculé, un peu ébréché. Mattis le regarde et le manipule avec précaution. Il sait qu’en le jetant, plus personne ne pourra le reprendre. Une arme secrète précieuse qu’il jette dans l’eau, sans hésiter, pour la survie d’un autre groupe. Tout le monde se cache en attendant l’effet de "magie".

L’éclaireur se retourne et voit l’eau changer de couleur. Puis une légère fumée avec une odeur nauséabonde s’échappe du point d’eau. Il panique et appelle quelqu’un avec sa montre dernier cri.

- Patron, on a un gros problème avec l’oasis du secteur 4 ! L'eau est devenue verte et franchement, ça pue. Tout ça en l’espace de deux minutes . Je ne comprends rien.

Mattis pouffe de rire en entendant l’éclaireur perdre la face.

L’éclaireur s’en va en prenant une vidéo de l’oasis.

- Une manche réussie ! Mattis se lève et rejoint les autres caché.e.s. Maintenant, le patron va sûrement revenir avec des renforts et ses propres scientifiques. C’est là que tout se joue. Il faut bloquer l’accès. Phase 2 de notre plan.

- J’amène le matos, se dévoue Will.

- Je viens avec toi, dit Ella.

 

30 minutes plus tard, Will et Ella reviennent avec un vélo cargo, transportant des vieux panneaux solaires repris dans une décharge et une blouse blanche.

Les panneaux plantés au sol servent à bloquer l’accès à l’oasis. Iels se sont mis.e.s derrière en rang d'oignon pour rester protégé.e.s. En 4 heures, iels ont réussi à former le blocage. Anthéa se déguise en scientifique à l'aide de la blouse. L’équipe de Tellvy arriva, avec quelques personnes en blouses blanches. Pas de force spéciale mobilisée. Et la police n'exerçant plus dans cette zone (il n’y a plus que des drones pour surveiller), elle ne viendra pas.

- Monsieur, pour des raisons sanitaires, la commission du secteur 4 interdit tout contact avec l'eau. Elle doit faire l'objet d'analyses. Vous ne pouvez donc pas passer ni faire vos propres analyses, dit Anthéa d'une voix assurée.

- Je m'en contre fiche de la commission, se moque le big boss. Vous voyez cette bagnole ? On a des armes, qu'on utilisera s'il le faut. On passera tôt ou tard.

 

Personne ne dit mot. Les jeunes militant.e.s, surpris.e.s, tiennent tout de même le coup.Quand on a la vingtaine, rien de plus courageux que d’esperer jusqu’au bout. Iels se regardent, avec la peur dans les yeux. Un des hommes de main de Tellvy surgit et asperge les militant.e.s d’un gaz pour les neutraliser. Iels sont désorienté.e.s. Anthéa suffoque et tombe. Une dizaine de coups de feu plus tard, les panneaux sont éclatés, la barricade s’effondre et l’oasis est aux mains de la société.


Solidarités en lutte, une nouvelle de Maud R.


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