L’appel du large

Elle ne parvenait pas très bien à définir devant quoi elle se trouvait : un mollusque ? Un bulot ? Elle décida d’éliminer l’invertébré, car, bien que l’homme se tînt avachi sur son siège, il devait bien y avoir l’effort de toute une moelle osseuse pour montrer que l’espace public entier lui appartenait. Ses jambes étaient écartées façon cowboy et son bras reposait nonchalamment sur le dossier de l’assise libre à côté de lui. Il lui parlait de sa vie, son œuvre, tout en faisant tournoyer ses lunettes de soleil du bout des doigts. Elle opta définitivement pour la version coquillage : d’extérieur, il était sublime, donnait envie de le cueillir, émerveillée, en le découvrant sur une plage de sable mouillé au soleil couchant. De prime abord, elle l’aurait bien approché de son oreille pour entendre tout ce que le bruit de la mer pouvait lui susurrer de promesses. Pourtant, c’était sans compter sur l’intérieur : vide. L’eau, le vent, le sable semblaient pouvoir s’y engouffrer sans encombre.

 

Alors, elle était là, à l’écouter déblatérer son baratin, fier de son accomplissement, persuadé de son pouvoir de séduction. Certes, il ressemblait à la photo de l’appli de rencontre : brun, yeux clairs, épaules larges, barbe de trois jours savamment taillée. Elle avait même hésité à le sélectionner. Trop beau pour être vrai. Et puis, sur un malentendu, comme disait l’autre… Alors quand ils avaient « matché », elle s’était d’abord dit qu’il avait dû la « swiper » par erreur, comme cela lui arrivait parfois. Qui n’avait jamais eu le doigt maladroit face à cette série de profils en tous genres ? Le temps filait, le cerveau se lobotomisait, les yeux clignaient à peine, l’index faiblissait. Le cœur esseulé, lui, s’accrochait sans cesse à cet espoir fou de trouver son homard dans cet océan de poissons clown et autres requins. Elle n’avait encore jamais fait dans le coquillage. Il y avait un début à tout.

Il lui avait envoyé un message et elle s’était laissé charmer, plus par le fait qu’il lui témoignait un intérêt manifeste que par la platitude de leurs échanges. Ils avaient rapidement décidé de se rencontrer. Elle craignait pourtant de souffrir de la comparaison avec les autres prétendantes qui, elle en était sûre, rivalisaient d’originalité, de photos filtrées, de pays visités. Que pouvait-il bien lui trouver avec ses seins de la taille d’un citron, sa coloration de supermarché et aucun tour du monde à son actif ?

 

Elle l’avait rejoint à une terrasse de café, vêtue d’une petite robe noire. Après ces minutes interminables, elle en venait à se dire qu’elle aurait très bien pu enfiler son jean fétiche et ses baskets puisque, visiblement, elle était transparente. L’épris de lui-même fixait un point au loin, derrière elle, et continuait de monopoliser la conversation. Malgré elle, son esprit partait ailleurs : vers le tarif de l’heure de psy auquel elle pouvait prétendre puisqu’il en était à évoquer sa relation avec sa mère, au fait qu’elle se soit épilée pour rien, à ce temps perdu à hocher poliment la tête au lieu d’être tranquillement en train d’enchaîner les épisodes de la nouvelle saison de sa série préférée.

 

Le physique ne faisait pas tout. Il aurait été facile de jouer les ingénues, d’enchaîner les verres pour supporter l’égocentrisme personnifié et d’arriver à la case coït où elle aurait pu se vanter d’avoir couché avec le sosie du mannequin d’une pub de parfum pour homme. Mais à le voir ainsi concentré sur sa petite personne, aucun doute qu’à l’horizontal, le beau brun faisait son affaire sans se soucier de sa partenaire. De toute façon, il ne lui inspirait aucun désir à part celui de se sauver à toutes jambes.

 

Mais alors, comment faisait-on pour couper court à un rencart sans issue ? C’était tout de même plus facile de reposer un coquillage sur le sable et partir se faire chatouiller les orteils par la fraîcheur des vagues. Avec ce genre de bulot, il y avait le risque d’emportement, d’incompréhension qui demanderait justification. Comment faisaient ces filles pleines d’assurance qui stoppaient net le mec dans son élan verbeux et lui expliquaient qu’ils s’en tiendraient là, sans autre forme de procès ?

 

Elle, élevée en fille douce et sans anicroches, envisageait toutes les manières possibles de mettre fin au calvaire sans heurter la sensibilité du maître corbeau. Elle souffrait, se disait-elle, du syndrome de la baie vitrée. Cela lui était venu lors d’une folle nuit de passion avec un amant perdu de vue depuis. Plaquée contre la baie vitrée, elle avait eu le réflexe, dans le feu de l’action, d’apposer ses mains sur les montants de la fenêtre pour ne pas risquer de faire des traces sur le verre. Non, mais allô ?! Depuis, chaque fois qu’elle agissait en fille trop bien élevée, elle se forçait à se rappeler ce moment pour se dégager des automatismes de la bienséance. Elle avait bien le droit de laisser des traces. Cela allait cinq minutes d’être transparente dans la vie !

– Écoute, tu n’entends pas ? Il y a comme un bruit de vagues, non ? coupa-t-elle le beau gosse en plein milieu de son récit de sa routine musculaire chez Basic Fit.

– Non, je n’entends rien. Et donc après ma série d’abdos, j’attaque la presse pour les cuisses…

– Si, je t’assure, ça fait ssshhhhh dans mon oreille.

Cette fois, le bulot fronça les sourcils et sembla réaliser que son auditoire était non seulement doté de la parole mais également d’un sérieux grain, à son avis.

– C’est peut-être des acouphènes, j’en ai toujours quand je prends l’avion. Ça me rappelle la fois où j’ai atterri à Bali et que…

– Je suis désolée, il faut vraiment que je réponde à cet appel.

– Quel appel ? s’étonna-t-il, ne voyant aucun téléphone dans son champ de vision.

– L’appel du large ! Allez, salut !

Et c’est ainsi qu’un bulot échoué sur une terrasse de café vit une sirène s’éloigner pour aller sauter dans les vagues de la vie, laissant pour seule trace, un Perrier citron, non réglé.

Sale temps pour les crustacés.

"L'Appel du large", une nouvelle écrite par Audrey S.

Pour lire la nouvelle de la semaine dernière, c’est par là.