« Je préfère mourir plutôt que de porter ces chaussures ». Coup dur pour Justin Bieber : la créatrice britannique Victoria Beckham vient de dézinguer sur Instagram les nouveaux sabots Crocs designés par le chanteur.

Qu’ils soient en plastique ou bien en bois, tout le monde semble pourtant vouloir porter des sabots cette saison… à l’exception de la reine Victoria. Mais franchement, pourquoi « tout le monde » voudrait porter des sabots ?

 

 

Des ports de pêche aux podiums

 

Dans la rue, sur les podiums, dans les cours d’école, sur les comptes Instagram des influenceurs : il y a bien une frénésie pour ce soulier en version rustique-bois ou bien plastique-Crocs. Mais elle est à nuancer. Dans les campagnes et les ports de pêche français et hollandais, au 15ème siècle, le sabot de bois était la norme. Rustique, résistant, confortable et mixte, il était le soulier de prédilection des classes populaires.

Et pourtant, le voilà propulsé, six siècles plus tard, sur les podiums des Fashion Weeks, faisant de la concurrence aux sneakers, talons hauts et autres stilettos. Hermès le sublime en version cuir pastel et jolis détails cloutés. Versace ose le sabot haut-perché sur des talons. Pierre Hardy préfère l’ultra-confort et glisse dans ses sabots une doublure en peau de mouton.

 

 

Pourquoi les marques de luxe s’emparent du sabot ?

 

Pour Saveria Mendella, doctorante en anthropologie et linguistique de la mode, deux théories se croisent autour de cette tendance. La première : les géants du luxe sont en pleine exploration. « Ça serait diaboliser la mode que de lui reprocher de chercher des inspirations ailleurs que dans ses archives. La mode est aussi capable de réellement se renouveler. Et le sabot est un terrain d’exploration assez nouveau et rafraîchissant. » Pourtant, commercialement, ça ne va pas de soi. Elle poursuit : « Les maisons comme Hermès savent que, même si elles font de très beaux sabots, il n’y aura pas un engouement général de la part des clients. Les accessoires de luxe sont l’entrée dans l’univers d’une marque pour attirer de nouveaux consommateurs, mais le sabot ne permettra pas cela. C’est donc une exploration créative assez sincère finalement. »

Cette exploration s’accorde aussi avec son époque, car le sabot permet aux femmes de s’affirmer. Saveria Mendella explique : « l’anthropologue Catherine Tourre-Malen a travaillé sur les chaussures à talons. De son étude, il ressort que les femmes sont bien conscientes des injonctions liées aux talons. Par exemple, la cambrure entrave la marche et entraîne des problèmes de santé. Malgré cela, elles lui reconnaissent des attraits : certaines femmes disent aimer le bruit des talons qui leur permet de s’affirmer dans l’espace social. Et la semelle surélevée leur donne l’impression d’être à hauteur d’homme, d’avoir une nouvelle perspective. Je pense que le sabot a des similitudes avec le talon. Certes, il est beaucoup moins genré, à l’origine il est même mixte. Mais le bois du sabot claque sur le sol, pour annoncer sa présence. Sa semelle, imposante, offre aussi de la hauteur. Et en plus, il est confortable. »

 

 

La chaussure de tous les débats

 

« Imposant » voilà un adjectif qui caractérise à merveille cette chaussure. Elle s’impose si bien qu’elle parvient même à déclencher des débats animés. Le sabot, dont s’emparent les femmes, s’éloigne tant de l’allure délicate du talon haut ou du joli soulier. Et lorsqu’il est en plastique, comme les Crocs, même Victoria Beckham s’invite dans la conversation. Pour le dénigrer.

 

Pourtant, le succès Crocs est bien réel. Comme le souligne Caroline Hamelle dans le Figaro Madame : « Le 27 avril 2021, la marque américaine a annoncé des ventes record pour son premier trimestre, malgré la crise sanitaire et sociale. » Cette hype, la griffe l’a longuement travaillée, à coup de collab’ créatives détonantes. Justin Bieber, Post Malone, Balenciaga, Bad Bunny… Tous ont proposé leur interprétation du sabot Crocs. En janvier, celle de Vladimir Cauchemar s’est même écoulée en moins de deux heures.

Pour Alice Pfeiffer, journaliste et autrice du livre Le goût du moche (Flammarion), le succès de cette ugly-shoe est à double tranchant : « Crocs est dans un double discours : avec leurs modèles classiques, ils fournissent les classes populaires américaines. Ils font cette offre et, dans le même temps, ils en rient en faisant des contre-propositions super pointues, pour une élite. Ils ont une très fine connaissance de deux publics en simultané : leurs clients d’origine des classes populaires et ceux qui achètent leurs collaborations ultra-pointues. Porter des Crocs Balenciaga ce n’est pas du tout se montrer proche du peuple, le produit est inaccessible pour beaucoup.

Elles sont faites pour les riches, par les riches et elles permettent de se distinguer des pauvres qui ne sont qu’une triste inspiration pour eux. Au début de cette tendance, on se croyait punk en portant des Crocs qu’on pouvait notamment trouver au marché de Montreuil ou chez Tati. On pouvait se sentir foufou en se montrant anti-mode. Mais, en parallèle, on avait l’assurance de ne pas quitter sa classe sociale, qu’on ne faisait que provoquer. Par exemple, si je mets des Crocs je sais que je vais pouvoir rentrer à un défilé de mode, je n’ai pas peur de faire frémir mes collègues. Je ne sais pas si c’est un retournement de stigmates ou un snobisme ultime. »

 

Entre bon et mauvais goût, simplicité et snobisme, cheap et cher, marche confortable et lourdeur de la démarche… À tous les niveaux, selon l’expression populaire : le sabot est une chaussure casse-gueule.




Louise Des Ligneris