Une trend ultra-libérale

 

La grosse galère avec cette tendance : elle met toute la responsabilité sur les individus. L’idée qu’il suffit d’être positive -voire irréaliste- peu importe son contexte de vie pour upgrader son quotidien zappe que nous vivons dans des systèmes économiques, politiques et culturels qui influencent nos trajectoires.

 

Du coup, si vous êtes malchanceuse, c’est un peu de votre faute : vous n’aviez qu’à être plus optimiste. Sauf que non. Comme le démontrent des décennies de socio, et plus récemment la neuroscientifique Samah Karaki dans son livre Le talent est une fiction, c’est notre environnement - aka là où on est né, notre famille, notre situation économique et sociale - qui détermine le plus nos vies. Ensuite, c’est le facteur chance et nos dispositions naturelles. Mais nier l’influence du capitalisme, patriarcat et compagnie, c’est ignorer des paramètres majeurs. Le mythe qu’on est à 100% responsables de nos situations -et donc qu’on mérite d’être là où on est- empêche les gens d’examiner et questionner le système qui les entoure. Volontairement ou pas, le Lucky Girl Syndrome nourrit ce mythe.

 

By the way, beaucoup de femmes qui ont popularisé cette trend sont riches et/ou blanches. Genre Laura Galebe, qui poste régulièrement ses voyages de luxe. On voudrait pas enfoncer une porte ouverte, mais elles sont peut-être plus privilégiées que chanceuses ? Ne serait-ce que pour réussir à envisager ce syndrome, donc croire à l’idée que peu importe la situation il va nous arriver des choses géniales, il faut déjà avoir une vie bien confortable.

 

 

Positivité 100% toxique

 

Contrairement à certaines techniques de manifesting ou de pensées positives -énoncer des voeux plus précis, plus réalistes ou nuancés- le Lucky Girl Syndrome est très vague et ne laisse aucune place à des émotions complexes. Si se motiver et s’encourager peut en effet nous aider à consolider notre stabilité mentale, l’effet inverse peut se produire si on est trop extrême. Genre en ignorant des traumatismes pas guéris, en ne s’autorisant pas être triste ou juste pas au top de la forme.

 

Parfois la vie, c’est claqué. Et pour ce remettre des plot twists déplaisants, c’est important de laisser de la place à des émotions comme le deuil ou la colère avant de repartir dans un bon mood. Niveau psychologique, ça évite de la dissociation et du déni qui peuvent amener des galères sur le long terme.

 

 

Est-ce que ça marche même ?

 

Un état d’esprit positif a ses avantages : on peut dépasser des croyances limitantes ou des peurs qui nous empêchent d’agir et d'obtenir des trucs cool. Une énergie confiante peut encourager les gens à nous filer plus d’opportunités et déclencher un cercle vertueux. Des pensées optimistes peuvent aussi nous aider à sortir de périodes difficiles en imaginant un futur réconfortant. Mais pour avancer et améliorer nos vies, il faut être lucide et parfois agir, ce qui manque au Lucky Girl Syndrome.

 

On est même plus dans le mythe de la méritocratie (“travaillez dur et vous aurez ce que vous voulez”) qui zappait déjà les facteurs systémiques et aléatoires, mais carrément dans l’idée qu’il suffit d’être positif sans rien faire pour avoir des opportunités de dingue. Obviously, il y a peu de chances que ça marche si on est pas déjà très privilégié, même si un gros coup de chance peut parfois arriver. Positiver c’est cool, mais il faut un équilibre. Et le Lucky Girl Syndrome n’est nuancé ni au niveau individuel, ni au niveau collectif.

 

 

Pourquoi Lucky Girl ?

 

Dernier aspect qui nous chiffonne : pourquoi cette tendance est-elle dirigée vers les femmes ? Parce que si on compare les chiffres, le #luckygirlsyndrome compile 560 millions de vues contre 148 000 pour le #luckyboysyndrome. On peut déjà expliquer son succès auprès d’une audience plus féminine par le fait qu’il est lié à une forme de spiritualité. La spiritualité étant -bêtement- associée au féminin selon des stéréotypes de genre, moins d’hommes s’y intéressent.

 

Mais cette trend est aussi un potentiel paquet de thune. Pour le moment, elle s’incarne dans des vidéos sur les réseaux sociaux, mais on est prêtes à parier qu’on verra bientôt des ateliers payants pour développer son syndrome ou des bijoux en vente pour augmenter sa puissance. Comme des dizaines de pratiques de “self care” avant lui, il y a des chances que le Lucky Girl Syndrome se transforme en outil marketing. Ce genre de phénomène est analysé dans l’iconique Beauté Fatale de Mona Chollet. Elle explique qu’il touche beaucoup les tendances “féminines”: les femmes étant bombardées d’injonctions à s’améliorer physiquement et émotionnellement, elles sont plus susceptibles de filer leur argent à des entreprises qui capitalisent sur cette pression à être meilleures.

 

Et puis c’est pratique de concentrer les meufs sur ce syndrome : Greg a eu une promotion en bossant moins que vous et vous ne tombez que sur des connards dans le dating ? C’est surement parce que vous n'êtes pas assez lumineuse ! Rien à voir avec le plafond de verre ou 12 000 ans de patriarcat… Aller bisous, on va s’en sortir.


Claire Roussel