Pourquoi j'ai arrêté de dire merci quand on me dit que je ne fais pas mon âge
Sweet thirty
Il y a quelques soirs, j’étais invitée à l’anniversaire d’une collègue qui fêtait ses 23 ans, au milieu de gens qui avaient tous approximativement le même âge. Je connaissais peu de monde - mis à part son ex, ne me demandez pas ce qu’il faisait là - et une fois mon premier verre en main, je me suis donc rapprochée d’un groupe pour faire connaissance. Cinq secondes de présentation plus tard, le fameux ex me coupe et lance “Hé, devinez quel âge elle a Laura ?”, avant de s’empresser d’ajouter “Nan mais c’est un compliment, c’est parce que tu fais pas du tout ton âge !”. Je suis un early Verseau de 92. Dans moins de 4 mois, j’aurai donc 30 ans. Quand j’ai lâché l’info après une fournée d’estimations bien en dessous, tout le monde était ravi de pouvoir afficher un air surpris pour confirmer, qu’en effet, “je ne faisais pas mon âge”, et que je faisais “plus jeune”. Askip ça aurait dû me faire plaisir. En vrai ? Ça m’a grave saoulée.
Derrière l’idée que ne pas faire son âge est une bonne chose, il y a bien sûr tout le poids de l’âgisme, c’est-à-dire la discrimination des personnes en fonction de leur âge. On rejette tout ce qui se rapporte à la vieillesse. On achète des crèmes anti-rides avant 30 ans, on éloigne nos vieux dans des hospices, ce qui n’est pas “dernier cri” est honteux, on invente des mots pour déclasser des populations de plus en plus jeunes, comme boomer, puis cheugy. On refuse de vieillir parce qu’on a peur de mourir, mais aussi parce que les diktats de la beauté érigent la jeunesse en idéale, et par extension, en font la norme. Alors “faire moins que son âge”, c’est gagner du temps sur la discrimination, rester dans le coup (plus que cette expression d’ailleurs), bref se donner l’impression de gagner du temps tout court, et de séduire encore.
Quand il m’est arrivé cette mésaventure, sur le coup j’ai rétorqué : “Mais c’est pas vieux 30 ans ! C’est ok d’avoir et de faire 30 ans, pourquoi ça serait un compliment de faire plus jeune que jeune ?”. Est-ce que j’aurais dit la même chose à 40 ans ? Est-ce que je luttais contre l’âgisme, ou est-ce que j’ai sauté dedans à pieds joints en me rassurant sur ma jeunesse ? J’espère pouvoir encore dire à 50 ans et plus tard que je suis fière de mon âge. Que je suis fière de “faire mon âge”, parce que c’est une part de mon identité. Chaque année qui compose ce chiffre renferme les expériences qui m’ont construite. Ne remettez pas en question mon identité en me disant que je ne le fais pas svp.
Et d’ailleurs, une minute de silence pour le (non)sens de cette expression : “faire son âge”. Qui détermine à quoi on doit ressembler à 20, 30, 40, 50 ans ? Le cinéma ? Les magazines ? La pub ? La médecine ?
Ce que l’ex de ma collègue ne savait pas, c’est qu’à 10 ans j’ai arrêté de grandir. Après de lourds examens, on a compris que j’avais une atrophie de la glande hypophyse, qui est responsable entre autres de la croissance et de la production des hormones sexuelles #puberté. Pour grandir, je devais prendre des hormones de croissance : une piqûre dans la cuisse tous les soirs pendant 4 ans (jusqu’à ce que j’ai mes règles). Au fil du processus pour vérifier l’efficacité du traitement, je devais passer des radios pour déterminer mon “âge osseux”. A 15 ans, j’avais l’âge osseux d’une petite fille de 12 ans, et le reste du physique qui allait avec. A cette époque non plus, je ne faisais donc “pas mon âge”, et je peux vous dire que c'est compliqué quand on essaie de se construire en pleine adolescence. Faire mon âge aujourd’hui, c’est ma victoire.
Avec du soutien, j’ai réussi à comprendre que l’âge n’était pas uniquement physique. Que ressembler à une petite fille de 12 ans ne m’empêchait pas de penser et ressentir comme une ado de 15 ans. Aujourd’hui, du haut de mon mètre 62 qui ne laisse rien paraître de tout ça, parfois j’ai l’impression d’avoir encore 15 ans, le lendemain d’en avoir 60, un autre jour de me sentir parfaitement à l’aise dans mes bientôt 30 piges.
On ne connaît pas toute l’histoire des autres, on ne sait pas ce que leur âge représente pour elleux. Mon rapport à mon âge est particulier, mais plus largement, ce qui est sûr c’est que pour de nombreuses femmes, leur dire qu’elles ne font pas leur âge est encore une manière de les ramener à leur physique. Et aussi, parfois, de les infantiliser en leur retirant une expérience dont elles peuvent se servir pour exiger respect et considération, notamment dans leur carrière. Une femme à un poste de pouvoir galère plus qu’un homme à obtenir le respect, mais alors si on la rajeunie en plus…
L’âge est mathématique, ce qu’on met dedans est socialement construit sur des discriminations, des diktats, des préjugés, des cases. Il n’y a pas qu’une seule façon d’avoir 30 ans, pas qu’un seul physique de trentenaire, pas qu’une seule mentalité, pas qu’un seul chemin de vie. Chaque année nous fait grandir différemment, et est importante. Quand on aura compris ça, on arrêtera peut-être de voir le “tu fais pas ton âge” comme un compliment, et l’âge qui avance comme une sentence. Fière d’être bientôt trentenaire, et tant pis si c’est cheugy.
Laura Dubé