À l’heure où les États-uniennes voient leur droit à l’avortement supprimé ou en passe de l’être dans 17 États, de nombreuses Françaises craignent que cette déferlante réactionnaire et misogyne n’atteigne leur pays. Aussi les députés de la Nupes et de la majorité ont-ils déposé en juin, chacun de leur côté, une proposition de loi appelant à constitutionnaliser le droit à l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) afin de protéger les Françaises de telles dérives. Certains détracteurs (surtout des hommes, on ne va pas se le cacher) ont critiqué, voire moqué ces parlementaires, estimant que ce droit était largement acquis en France et qu’il n’y avait pas besoin d’un changement constitutionnel pour le garantir.

 

 

Une clause de conscience spécifique à l’IVG

 

Spoiler : non, le droit à l’IVG n’est pas inébranlable en France. Rien qu’entre 2001 et 2011, 130 centres pratiquant l’avortement ont fermé dans le pays. S’ajoute à cela la possibilité pour les professionnels de santé habilités de refuser de pratiquer un avortement. Et c’est tout à fait légal : bienvenue dans le monde merveilleux de la clause de conscience.

Pour rappel, il existe déjà une clause de conscience générale pour les médecins. Celle-ci leur donne la possibilité de refuser de pratiquer ou de participer à un acte médical qui serait contraire à leurs convictions. Elle est garantie par l’article 47 du code de déontologie médicale : « Hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles. »

 

Les personnes autorisées à pratiquer des IVG (gynécologues-obstétriciens, médecins généralistes et sages-femmes) disposent donc en plus d’une clause de conscience spécifique. Selon l’article R.4127-18 du code de la santé publique en effet, « un médecin […] est toujours libre de s’y refuser et doit en informer l’intéressée dans les conditions et délais prévus par la loi ». Le praticien concerné est toutefois dans l’obligation de diriger la patiente vers un de ses confrères ou consœurs afin qu’elle soit prise en charge. De plus, cette clause ne s’applique pas en cas d’urgence vitale pour la mère.

 

 

Le Conseil national de l’Ordre des médecins contre la suppression de la clause

 

En 2020, une proposition de loi visant, entre autres, à supprimer cette clause avait été déposée par les députées Albane Gaillot et Marie-Noëlle Battistel. Le Conseil national de l’Ordre des médecins était monté au créneau, tenant à « exprimer son opposition à la disparition de la clause de conscience spécifique aux interruptions volontaires de grossesse ». Le Collège des gynécologues et obstétriciens de France avait de son côté argué « qu'un pays démocratique ne peut pas et ne doit pas obérer ce droit fondamental des médecins ». Les députés républicains ont de toute façon, au cours des débats, réussi à faire supprimer cette partie de la proposition de loi à coups d’amendements.

Cette clause constitue pourtant, pour beaucoup, un vestige d’une époque où l’IVG était encore considérée comme un crime. (Pas si lointaine d’ailleurs, puisqu’en 2018, Bertrand de Rochambeau, le président du Syndicat majoritaire des gynécologues et obstétriciens, déclarait que l’avortement était un « homicide ».) Contacté par Tapage, le Conseil national de l’Ordre des médecins clarifie sa position : « Si du point de vue du droit, le fœtus n’est pas considéré comme une personne, il n’en demeure pas moins que sa nature ne peut être réduite à un objet. Ni personne, ni objet, le fœtus convoque des représentations et des convictions propres à chacun [..] Pour toutes ces raisons, la pratique d'une IVG ne peut être considérée comme un acte médical ordinaire. » L’IVG est pourtant un acte ordinaire pour de nombreuses patientes, n’en déplaise au Conseil.

 

 

Nos corps ne sont pas des usines à bébés

 

En ce qui concerne l’existence d’une clause spécifique en plus d’une clause générale, le Conseil justifie la situation comme suit : si cette clause concernant l’IVG venait à être supprimée et quand bien même la clause générale demeurerait intacte, « ceux qui souhaiteraient à l’avenir devenir obstétricien ou sage-femme pourront concevoir une certaine incertitude sur les conditions futures de l’exercice de leur métier ». Puis de conclure : « Le maintien d’une clause de conscience à forte valeur juridique permettrait à ceux qui ne souhaitent pas pratiquer d’IVG de choisir la spécialité d’obstétricien ou le métier de sage-femme. »

 

En clair, le Conseil ne veut pas stigmatiser les professionnels de santé hostiles à l’avortement. Mais est-ce que ce n’est pas un peu ça, le problème ? Est-ce qu’on ne devrait pas s’assurer que toutes celles et ceux qui auront, un jour, la volonté de s’occuper de notre santé sexuelle cochent des pré-requis, comme le fait d’accepter que nous disposions librement de notre corps ? La question semble aberrante, pourtant, elle se pose toujours. Autre façon de tourner le problème : si quelqu’un se destine à la vocation de médecin généraliste, de gynécologue-obsétricien ou de sage-femme et qu’il est contre l’IVG, ne devrait-il pas sérieusement réfléchir à une réorientation ? Nos corps ne sont pas des usines à bébés. On pose ça là.

 

 

Note : Le Conseil national de l’Ordre des médecins tient néanmoins à préciser que « les difficultés d’accès à l’IVG sont réelles, et exigent de l’État des engagements forts pour assurer, en tout point du territoire, la mise à disposition pour les femmes des moyens matériels et professionnels d’une prise en charge de qualité » et ajoute que « ce sont ces engagements forts et un investissement important dans la stratégie de prise en charge qui, seuls, permettront l’accès sans entrave à l’IVG ».

 

Maud Le Rest