La sixième et ultime saison de Peaky Blinders est sortie cette année sur Netflix. Entre deux riffs de Nick Cave, on assiste à l’ascension économique et politique d’une famille de gangsters du Birmingham de l’entre-deux-guerres. C’est violent, c’est sombre, c’est politiquement incorrect, c’est sexy. Le personnage principal, Thomas Shelby, est un anti-héros assumé. Antipathique au possible, impulsif, meurtrier, misogyne, mégalo : il a tous les défauts du monde, et pourtant, on est accro. Mais si on l’aime autant, c’est justement car c’est un plaisir coupable. C’est un criminel et on n’aimerait jamais croiser sa route.

 

Et puis il y a les masculinistes. Eux, ils aiment Thomas Shelby au premier degré. Ils le vénèrent même, car c’est le mâle alpha par excellence. Il n’y a qu’à faire un rapide tour sur Twitter pour réaliser que parmi les comptes les plus virulents envers les femmes, les féministes et les LGBTQIA+, beaucoup ont le gangster en photo de profil, casquette vissée sur la tête.

Sur Instagram par ailleurs, les comptes complètement bidon de « motivation masculine » se servent allègrement de photos de l’anti-héros pour faire passer des messages misogynes. Les forums ne sont pas en reste. Sur le tristement célèbre « 18-25 » de jeuxvideo.com, repaire d’incels par excellence, les topics pro-Thomas Shelby affluent. Liste de sujets non exhaustive : « Avoir le charisme de Thomas Shelby », « Thomas Shelby il a trop de charisme bordel », « Ma mère refuse que je me coupe les cheveux façon Thomas Shelby », « Un personnage plus alpha que Tommy Shelby ? ».

 

Ces sujets de discussion nous entraînent dans une dimension parallèle (les fautes ont été gardées en l’état pour maximiser l’expérience d’immersion) : « Je me prends pour Thomas shelby quand je marche dans la rue je marche comme lui je tien ma clope de la même façon j'ai même vue un tailleur pour me renseigner sur le prix d'un 3 pièce avec le même style Je bois du whiskey je devien zinzolins », « Je kiff trop homme d'affaires et il règle les soucis grâce à sa queue », « Juste à voir la gueule c'est un mec qui règle tous avec ses gros muscles eclatax », « C'est mon modèle dans la vie pour vous dire à quel point il est motivant avec ses ambitions et les citations qu'ils lâchent durant la série », « je pense qu'on peut dire que Thomas Shelby est LE mal alpha par définition ».

 

 

Une idole pour des hommes en perte de repères ?

 

Si Thomas Shelby plaît autant aux mascus et aux incels, c’est qu’il symbolise tout ce qu’ils voudraient être : un self-made man avec les femmes à ses pieds, beau et musclé, riche et violent. Certains hommes semblent avoir besoin de s’identifier à ce genre de modèle caricatural pour se rassurer quant à leur propre virilité. La sociologie contemporaine identifie ainsi une « crise de la masculinité », champ d’expertise de la philosophe Olivia Gazalé (1), dont la spécialiste de la masculinité dans les séries Lou Delbarre (2) s’est inspirée pour ses recherches.

 

« On est supposé être en pleine remise en question de l’homme dominant. Cela met certains hommes cis dans une situation inconfortable et ils ont le sentiment qu'on va les attaquer. Les privilèges masculins sont remis en question, alors ils pensent qu’ils faut réaffirmer les codes virilistes. C'est intéressant de regarder leur profil sociologique. Ils sont jeunes, ce ne sont pas forcément les mieux placés sur l’échelle du pouvoir ou de la désirabilité, ce sont peut-être les plus exposés à une crise. C’est toujours pareil, les plus vulnérables sont en première ligne », note Lou Delbarre.

On l’aura compris : à cause des méchantes féministes et du progrès social, les hommes deviennent de petites choses. D’où un besoin de revenir à des archétypes masculins fictifs pour se rassurer. Et ça, Peaky Blinders semble l’avoir compris.

 

À ses débuts en 2013, la série, résolument auteur, sur fond de rock indé, d’acteurices de génie et de répliques intellos, était pensée pour un public mixte, averti et vaguement dark. Mais la production Netflix s’est lentement muée en appât à jeunes hommes seuls, influençables et en quête de modèle. Et son personnage principal, Thomas Shelby, est passé de gangster silencieux à homme politique ultra charismatique et tombeur de ces dames, forcément amoureuses de lui malgré sa violence. On ne sait pas si la réappropriation du personnage par les pires poubelles d’Internet y est pour quelque chose, mais la simple vue du gangster à béret en photo de profil sur les réseaux sociaux est en tout cas devenue un véritable red flag.


Maud Le Rest

(1) Le Mythe de la virilité, Olivia Gazalé, 2019
(2) La Représentation des masculinités dans les séries TV, Lou Delbarre, 2020