« Quand j'ai commencé, on m'a tout de suite mis dans la tête qu’il ne fallait pas que je parle de mes origines, qu'il fallait que je passe pour une femme d’Amérique latine ou d’Inde, parce que c’était plus vendeur ». Salwa a 19 ans quand elle débute le mannequinat.

 

A l’époque, elle est encore très naïve et ne se doute pas du lot de remarques racistes que charrie le monde de la mode française. « Quand t'es jeune, tu écoutes ce qu’on te dit, tu ne connais pas le métier. Tu te dis que c’est pour ton bien. Sauf qu'à un moment, je me suis rendu compte que le racisme avait affecté ma vie et l'acceptation de mes origines. J'ai commencé à refouler. Pendant des années, j’ai dit que j'étais française alors que je suis franco-marocaine ». Dès que Salwa commence dans la mode, une agente lui dit qu’elle est magnifique, « mais rebeu », sous-entendu : ça va être difficile de la faire bosser. « Et puis, elle ne m'a pas dit arabe ou d'origine arabe, elle a dit rebeu. Le mot arabe est effrayant aujourd'hui. Il est utilisé dans les médias dès qu'il y a une attaque terroriste, des gens qui agressent dans la rue, des problèmes d'immigration… », constate amèrement la jeune femme.

 

 

Insultes, stéréotypes et mépris

 

La représentation de la femme arabe est aussi très stéréotypée sur les shootings, du moins en France. « On est souvent rattachées à la délinquance ou au cliché de la beurette, soit le fantasme sexuel de l'homme blanc, du colon sur l’indigène ». Autre lieu commun : celui de la femme très pieuse. « Dans la plupart des castings où je devais dire que j'étais arabe, on me faisait porter le voile ».

@salwarajaa

 

 

Un racisme très présent en France, beaucoup moins dans d’autres pays, comme en témoigne directement la mannequin, qui a travaillé au Royaume-Uni. « Au contraire, dans les pays anglo-saxons, ils veulent réellement de la diversité. En France, on fabrique une sorte de fausse diversité dans laquelle on n’inclut que les gens qu’on veut inclure ».

 

La plupart du temps, les mannequins arabes doivent s’inventer des origines, « plus vendeuses » aux yeux des directeurs de casting ou des agents. « Il y a de la discrimination envers tous les Arabes, sauf ceux qui ne font pas arabes physiquement. Plus ils sont blancs et européens, plus ça marche. Sinon, pour une copine à moi, ça marche parce qu’elle passe pour une Afro-américaine ».

 

Un jour, alors que Salwa pose pour un grand magazine français, la personne en charge de l’édito veut tout bonnement effacer son nom, qu’elle trouve « trop arabe », de la maquette. Le faire figurer dans l’édito est pourtant obligatoire. « La directrice de casting, qui était arabe aussi, s’est battue pour que mon nom reste » se remémore Salwa, encore bouillante. C’est là que le vase déborde. Tant pis si sa carrière est foutue : elle agira et fera la lumière sur les pratiques violentes qui sévissent dans le milieu.

Art direction: @salwarajaa

Photographer: @pierreturtaut

Model: @salwarajaa

Hair: @alexhairmakeup

Make up: @adeliemakeup

Styliste: @yasmin_regisford

 

 

En parler directement aux directeurs de casting est impensable : ce serait sonner la fin de sa carrière. « Tu ne peux pas te battre directement. Quand je suis bookée sur un shoot, je ne vais pas dire : “Vous ne devriez pas mettre les termes “latino”, “caucasienne” et “asiatique” dans vos briefs, et vous devriez rajouter un onglet arabe. Ce n’est pas de cette manière que je réussirai à faire en sorte que les mannequins arabes soient acceptés ».

 

 

Plus qu’une suite d’anecdotes, un problème systémique

 

Salwa décide alors de créer un groupe WhatsApp afin de récolter d’autres témoignages. Assez vite, la discussion prend de l’ampleur : « Quand je me suis rendu compte qu’énormément de gens vivaient la même chose, ça m'a choquée et déstabilisée. C’était horrible. Malheureusement, ces personnes ont été mal accompagnées. Ceux qui t'accompagnent bien croient en toi en tant que personne sans penser à tes origines ou à ton background… Mais c'est rarement le cas ».

 

Salwa réalise que le problème est profond, systémique. « Ce n’était pas lié à moi. Ça aurait pu être mon physique qui gênait, ça ne m’aurait posé aucun problème d’ailleurs : c'est la mode et on ne peut pas tous être pris ». La mannequin contacte ensuite plusieurs médias en ligne et apparaît dans une interview filmée, depuis devenue virale. Elle y raconte la banalité du racisme envers les Arabes dans le milieu de la mode française, mais aussi la tradition du silence : « Je pense que beaucoup de personnes victimes de racisme attendent que quelqu'un parle pour eux parce que ça peut être dangereux pour leur carrière ».

Photographer: @florentvindimian

Model: @salwarajaa

Direction artisitique: @glenmban

Hair: @nicophilippon

Make up: @auroreangeliquemua

Media: @glamcult

 

 

Au sein de son agence, Salwa ne parle à personne de cet entretien. Elle sait qu’elle risque le bad buzz, ce qui l’amènerait à pointer à Pôle Emploi dans la minute. Pourtant, contre toute attente, la vidéo est un succès, tant en termes d’audience que de réputation. Pas forcément pour les bonnes raisons cependant… « Beaucoup de gens dans la mode m’en ont parlé. Il y a eu un vrai intérêt pour cette problématique, dont certaines personnes n’avaient même pas conscience. Si ces prises de paroles font bouger les choses parce que ça fait tellement le buzz que les marques se sentent obligées de nous intégrer, ça me va très bien. Ça nous permettra de nous habituer à voir des femmes et hommes arabes sur les podiums et les campagnes. A force, cela deviendra normal ».

 

 

Une lente évolution empreinte de woke-washing

 

Une attitude certes encourageante, mais empreinte de woke-washing, une technique de marketing qui consiste à se faire passer pour "woke", "engagé", voire "militant" pour mieux pénétrer certains marchés (coucou le body-positive). « Ce ne sont que des façons de se faire passer pour inclusifs et modernes, mais je ne suis pas sûre que dans le fond, ces gens croient en ce qu'ils font. Si tu veux vraiment faire de la diversité, tu ne la limites pas », s’agace Salwa.

 

Si ses prises de parole dans les médias sont salutaires, la mannequin a bien conscience que cela ne règle pas le problème de fond, à savoir le racisme anti-Arabes décomplexé, sans filtre, de la mode française. « J'en ai parlé, justement, parce que je ne voyais personne le faire. On ne fera pas évoluer les consciences en se taisant. Si maintenant, d'autres professionnels de la mode se mettent aussi à prendre la parole, ça peut faire avancer les choses. Mais le combat est encore long. Les mannequins arabes à succès aujourd’hui, franchement, tu les comptes sur les doigts de tes deux mains ».

 

Maud Le Rest