Le concept de gaze, c’est l’idée qu’un·e photographe est influencé·e par sa position dans la société (genre, classe, orientation…), et que ça impacte son art. Pour Aurélie Chantelly, photographe antillaise qui bosse beaucoup dans la mode, « le terme male gaze, c’est une volonté de dénoncer une perspective unique, de la façon dont les femmes sont représentées dans la culture, et à quel point ça représente plutôt un fantasme créé par les hommes pour plaire aux hommes. C’est hyper problématique parce que ça a un impact sur l’imaginaire collectif de ce qu’est censée représenter la femme ».

 

« Par exemple quand un mec blanc et bourgeois (qui n’aura pas de problème systémique) regarde, mettons, une femme noire, ça va poser la question de sa position sociale par rapport à elle, qui se situe loin derrière lui dans l’échelle sociale. Et il y aura un autre regard quand c’est une femme qui regarde une femme, ou qui regarde un homme, on aura forcémment un résultat différent car une autre perception » explique la photographe engagée Adeline Rapon.

« Même si de base le male gaze part d’un individu (un artiste qui va reproduire ce regard), c’est très représentatif de la société, du patriarcat, et de ce regard dominant dans l’histoire de l'art française et occidentale depuis des siècles » précise Tessa aka La Tessita, photographe queer et latinx (version neutre du pronom latino/latina qu’elle préfère en tant que personne genderfluid).

 

 

On ouvre les perspectives

 

Vu l’omniprésence des images en 2022, sortir du male gaze est capital pour changer les mentalités, explique Adeline : « Si on garde le même point de vue, la même mise en scène ou les mêmes histoires, forcément on baigne dedans et il n’y a que ça qui existe. Alors que si on met un tas de visions au même niveau, d’un seul coup c’est marrant, on raconte plus du tout la même chose ».

 

Tessa ajoute : « Et c’est un petit renversement de la domination des hommes cis, blancs et hétéros dans l’art et l’histoire de l’art, qualifés de génies et sacralisés sur un piédestal alors qu’ils avaient des comportements abusifs avec leurs compagnes et leurs familles » #coucouPicasso.

Aurélie résume : « Avoir toutes ces alternatives, ça permet de se confronter à des avis, des styles et des cultures différentes, c’est hyper riche. Si on se conforme à quelque chose qui existe déjà, ça reste éphémère et ça ne fait rien avancer, personne ne va se questionner. Donc il faut être audacieux ».

 

Mais pas toujours simple de défendre sa vision. Aurélie s’est heurtée à du sexisme, du racisme et des critiques, notamment en école de photo : « J’avais une esthétique trop contrastée, trop colorée. Mais je n’ai jamais baissé les bras. Plus on me disait que je n’avais pas ma place, plus je voulais approfondir mon style avec les expériences que j’ai vécues. Je me suis dit Je ne rentre pas dans ce qu’on voudrait que je sois, mais quel est le but ? Pourquoi veut-on que je sois comme tout le monde ? ».

 

 

Les gaze alternatifs

 

Pour bousculer ça, deux concepts : le female gaze, et le queer gaze. « Ils amènent des nouvelles perceptions sur des personnes peu représentées, incomprises ou tout simplement absentes. » affirme Aurélie. Le goal : apporter des visions moins patriarcales que le regard masculin dominant.

Adeline confirme : « Ça permet d’avoir des récits avec un point de vue plus proche de celui du sujet. Ça ne sera pas exactement le même, car tout le monde a un vécu unique. Mais ça sera différent de si c’était vu par qui ne vit absolument aucun problème lié à la condition du sujet qu’il met en valeur. A mon sens, c’est beaucoup plus humain, et beaucoup moins objet ».

 

Le queer gaze, moins connu que le female gaze, questionne aussi notre approche du genre : « C’est une notion plus proche de mon travail personel car ça me positionne en tant que queer qui veut représenter aussi les personnes queer. Ça déconstruit l’hétéronormativité plus profondement et ça offre des représentations qui sortent de la vision binaire homme/femme cisgenre » précise Tessa.

 

By the way, le genre n’est pas le seul prisme pour déconstruire le male gaze. Des dynamiques racistes l’alimentent aussi, explique Tessa : « J’en parle dans ma série photo Yacatl, qui veut déconstruire les standards de beauté occidentaux, notamment chez les femmes par rapport au nez, gros, large, épaté, pas fin... A l’inverse, il y a aussi une sursexualisation et une fétichisation. Ces notions représentent un colonial gaze, qui se cache derrière le male gaze ».

Cette approche décoloniale est peu connue. La faute au manque de diversité dans les médias - même engagés - qui se concentrent sur le patriarcat en oubliant d’autres oppressions, nous explique Adeline.

 

 

Mode empathie activé

 

Du coup, comment atomiser les représentations déshumanisantes quand on est photographe ? Déjà, se déconstruire : « Vu qu’on grandit toustes dans une société patriarcale et hétéronormative, on peut tendre à reproduire ces schémas de sexualisation de personnages féminins même en tant que femmes et minorités de genre » prévient Tessa.

 

Pour Adeline, l’empathie est la clé : « J’ai beaucoup de mal à prendre en photo des personnes et d’y apposer complètement ma vision, ou la vision de quelqu’un. Je prends toujours le temps de discuter avec la personne pour la cerner. Pour la traduire en images, il faut creuser, poser des questions, et surtout avoir une empathie réelle. Regarder la personne et l’écouter sincèrement, s’effacer soi. C’est super important pour moi, et en post production j’essaye toujours de faire en sorte que la personne choisisse les photos où elle se plaît ».

Tessa confirme : « Pour moi, l’artiste comme les modèles photo sont au même niveau. C’est un travail collaboratif : la manière dont les gens vont être photographiés est aussi importante que le fait qu’ils et elles soient confortables ».

 

Et peut-être que nous aussi alors, nous serons plus confortables avec les images qui nous représenteront. Pas dans des poses lascives pour vendre de la lessive, mais avec sincérité dans toute la beauté de nos vérités.

 

Pour retrouver le travail d’Aurélie Chantelly, c’est ici.

Pour découvrir les clichés de La Tessita, c’est par là.

Et pour kiffer les photos d’Adeline Rapon, vous pouvez cliquer ici.


Claire Roussel