Pour poser le décor, avouons-le : je suis fan de Virginie Despentes. J’ai vécu mon éveil féministe avec elle, notamment en lisant son King Kong Théorie. Si c’est banal ? Oui. Et c’est tant mieux. Parce que c’est la preuve qu’une meuf comme moi, qui ne vient pas d’un milieu favorisé (pour le dire poliment), a pu se retrouver avec un texte aussi incendiaire entre les mains, pour la bonne et simple raison que ce livre a réussi le tour de force de se faire une place dans la culture pop féministe. Quand je l’ai lu, j’étais bouche bée. J’avais envie de tout cramer. J’ai coupé les ponts avec certains amis. J’ai mis des mots sur des choses qui m’étaient arrivées. J’ai changé. Et aujourd’hui, c’est pareil : avec Cher Connard, “l’effet Despentes” continue à me bouleverser.

 

Si ce livre m’a parlé, c’est parce que j’en ai connu, des connards. Des vraies merdes, des pires-que-ça, des “qui s’ignorent”, et des bien intentionnés. Des “comme le personnage d’Oscar” dans ce livre, en fait. De la famille aux bancs de l’école en passant par les collègues, les potes et les partenaires : le connard est partout. Toutes les personnes qui se construisent socialement en tant que meuf ou qui ne performent pas leur masculinité en mode bien-toxique-comme-il-faut le savent bien.

Parce que le connard est ce pote qui n’y pigeait rien à MeToo au départ et qui s’est comporté si souvent en mode “j’veux pas me faire l’avocat du diable mais…”. Parce que le connard est ce type dans la rue ou dans une manif’ de gauche qui voudrait vous expliquer la vie, le féminisme, ou comment “vous desservez la cause / vous devriez sourire ou vous calmer”. Ou encore ce type dont on est “amoureuse” et qui dit “toi, t’es pas comme les autres filles” - comme si les autres étaient bonnes à jeter, comme s'il voulait une gommette pour l’honneur qu’il te fait de te “respecter”.
 

« Ces connards qui sont aussi des potes, (...) qu'est-ce qu'on en fait ? »
 

J’en ai connu des connards. J’en connais encore. Et avant d’ouvrir ce roman épistolaire, je me posais une question, une vraie : ces connards qui sont aussi des potes, qui sont parfois nos partenaires, nos plans cul, nos frères ou juste nos concitoyens / interlocuteurs (la moitié de la population humaine, pour le dire plus clairement) - qu’est-ce qu’on en fait ?

 

En tant que féministe radicale (auto-proclamée), ça me trotte quand même bien dans la tête de les envoyer se faire foutre. Même mes amis, mes amours, mes amants, comprenons-nous bien. Parfois, j'ai comme une envie de leur dire : “mais bruh, Google it”. Ou encore : “tu crois que j’ai que ça à foutre que de t’éduquer sur des concepts que tu ne piges pas du fait de ton privilège, et que je ne pige que trop bien parce que c’est l’histoire de ma vie ?”.
 

« Mes potes, je les aime, mais il faut dire ce qui est : ça fait deux ans à peine qu’ils ont capté que le patriarcat était une réalité. »
 

Bref, comme Zoé Katana dans ce livre, je suis en colère. J’ai été brisée. Recollée. Et je tiens debout, sans doute, quelque part, grâce au féminisme et à la rage militante qu’il me procure. Même si ça pèse lourd. Même si ça ne suffit pas. Parce que je suis une bête de seum et de somme, qui doit porter sur son dos 24/7 le poids de ses propres traumas, mais aussi le poids de la fragilité masculine. Mes potes, je les aime, mais il faut dire ce qui est : ça fait deux ans à peine qu’ils ont capté que le patriarcat était une réalité. Qu’ils se sont pris comme une torgnole ou une tornade la réalité de ce que sont nos vécus de meufs, de queers, de personnes racisées. Et ils me gavent, c’est clair. Ils galèrent. Mais je les aime bien, quand même.

 

C’est ça que ce livre m’a rappelé. Il m’a rappelé que j’ai le droit de considérer que tout n’est pas tout noir ou tout blanc. Parce que comme le dit Rebecca dans le livre, il y a des hommes racisés et issus des classes pop’ dont je me sens plus proche que de certaines féministes “bien propres sur elles”. Parce que, comme Rebecca et Oscar dans ce roman, je partage avec des hommes des problématiques liées à la santé mentale, à l’addiction à des substances - des choses que même la plus radicale des féministes ne pourrait pas comprendre sans être tox ou neuroatypique.

 

Et bien des fois, j’ai eu honte. Encore aujourd’hui. Je ne trouve pas ma place dans les communautés militantes parce que je le sais, dans le fond : je ne suis pas la féministe intègre qu’il faudrait que je sois. Si j’étais cette personne, j’aurais sans doute cancel 90% de mes potes à cause du genre de conneries qu’ils débitent quand ils sont un peu bourrés.

 

Bien sûr, il y en a beaucoup dont j’ai coupé la tête - (métaphoriquement, évidemment). Ceux qui étaient éduqués et bourgeois, surtout. Parce qu’à eux, je pardonne plus difficilement d’être des gros connards. Avec les autres, ceux qui me sont proches, je laisse parfois pisser. C’est, de toute façon, je crois, le pacte un peu sournois que l’on passe dans les relations hétéro. Dans les amitiés de type hommes / femmes cisgenres. On se démerde. On bidouille des trucs.
 


J’ai toujours eu beaucoup d’amis cis-hétéro. Le genre de connards qui ressemblent au personnage d’Oscar, justement - les histoires de harcèlement sexuel en moins (mais la grosse fragilitay, pareil). Bref : ce sont mes connards à moi. Je les éduque, je prends le temps de tout leur expliquer. Ça me fatigue, c’est vrai. J’emmerde l’injonction à la pédagogie. Mais pour eux, je le fais. J’évite de penser que si la masculinité est un spectre en mode 50 shades of connards, il ne faut pas se leurrer : mes “petits” cons à moi sont peut-être les gros connards de quelqu’un·E d’autre. J’espère que non. Mais les statistiques ne jouent pas en leur faveur, t’sais. Je me méfie, mais moins qu’avant, parce que je vois bien qu’ils changent. Qu’ils deviennent de bons alliés. Et même si je ne vais pas leur remettre un trophée d’avoir su prêter l’oreille à ce que j’ai eu la patience de leur expliquer… Bah ça me fait plaisir, c’est vrai. De voir mon frère se remettre en question. De voir un pote sortir du placard - timidement mais fièrement. De les entendre reprendre d’autres mecs sur une blague sexiste ou SWERF.

 

Si faire tout ça me fout profondément en dissonance cognitive ? Bien sûr que oui. Et c’est précisément à cet endroit-là que Cher Connard m’a parlé : parce que je me détestais d’empathiser avec ce personnage d’harceleur qu’est Oscar mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Je me disais : lui, c’est l’allégorie du con banal. Pas un violeur, juste un type qui a voulu lui aussi sa part du “gâteau des dominants” - bref, pour être un mec, un vrai. Et Oscar (comme certains de mes potes), c’est la victime du patriarcat, quelque part, aussi. C’est le type qui a passé sa vie à ne pas être le mec que la société lui demandait d’être. Et qui a eu le seum de ne pas “réussir” sa masculinité. Qui a trouvé dans le fait de se défoncer un moyen de prouver qu’il était “ce mec cool”. Un type trop occupé à vouloir dominer comme les autres pour se poser la question de qui il écrasait sur sa route.
 

« Nos amitiés peuvent être révolutionnaires. »
 

Ce que Despentes raconte, c’est aussi ça : le système, dans sa forme tentaculaire, n’épargne personne. Il fabrique des oppresseurs et des opprimé·Es. Il s’étale, il écrase. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus délicat dans ce livre : cette incursion dans la tête d’un homme (fictif, certes) qui aurait pu être mon agresseur - et pour lequel je ressens pourtant, quelque part, une forme de sympathie. Ou plutôt, comme le disent ces mots très justes que Queen Despentes met dans la bouche de Zoé : une forme de pitié pour cette ridicule performance constante qu’il fait de sa masculinité, comme tant d’autres. De sa peur de sa “minusculité”, comme le dit si bien l’autrice. Si leur perf’ à la con n’était pas si violente et destructrice, je pourrais sûrement m’y abandonner franchement, à cette espèce d’empathie.

 

Mais je me retrouve juste là, un peu mal à l’aise, à me dire, à la fois, que je n’ai pas que ça à foutre de trouver des excuses à des agresseurs… tout en acceptant de collaborer avec ceux que j’appelle mes amis - alors qu’ils ont peut-être été le petit con ou le gros con d’une meuf qui pourrait être moi. Et je me dis : je fais quoi ?

 

C’est précisément à ce genre de questions que Despentes répond avec Cher Connard. Pas directement, non. Mais avec tact, classe, militantisme et intelligence. Car dans ce livre, elle donne vie et sens (façon tour de force) à des possibles relationnels, discutionnels qui aujourd’hui vacillent. Sans pour autant compromettre la radicalité de nos combats et de nos idées. Elle ne déroge pas à cette mythologie qu’elle tisse, livre après livre - celle selon laquelle nos amitiés peuvent être révolutionnaires. Quand bien même elles semblent impossibles sur le papier. Quand bien même elles seraient a priori à “canceller”. Parce qu’elles créent, en quelque sorte, ce que l’historienne Geneviève Fraisse appelle du “dérèglement”. C’est-à-dire rien qu’un petit grain de sable qui pourrait bien faire dérailler la machine de la norme. Et nous extraire de ces rôles qu’on nous impose pour réinventer nos colères en histoires nouvelles. »



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À lire :
Cher Connard de Virginie Despentes, Grasset, 2022.

King Kong Theory de Virginie Despentes, 2007.


(c) Photo intérieure : Milada Vigerova