8 poèmes sur le corps pour (re)tomber love de soi-même
Dimanche Poésie
On ne s’avance sûrement pas trop en vous disant que quand il est question de poésie sur le corps des femmes, on pense plus facilement aux envolées lyriques de Baudelaire qu’à Kiyémis ou Soleïma Arabi #malegaze. Suffit de jeter un œil à vos anciens programmes scolaires pour vous en rendre compte : les poétesses, on n’en parle tellement pas, qu’on croirait presque qu’il n’y en a jamais eu. Alors aujourd’hui, on ouvre grands ses yeux, ses oreilles, ses chakras du self-love et on remet les choses en ordre : bienvenue dans la sélection de poésie qui met nos corps (beaux, imparfaits, en colère, en feu) et les mots de celles qui les portent à l’honneur - à travers les plumes de Kiyémis, Kitty Tsui, corbett, Audre Lorde, Soleïma Arabi, Zoé Besmond de Senneville, et Marie-Célie Agnant. Sublime et puissant ! <3
Allô la poésie ?
Pour cette sélection, nous avons choisi de vous faire découvrir deux recueils et une revue de poésie qui sont chères à nos corps et nos cœurs :
#1 La Revue Soeurs, et plus particulièrement son deuxième numéro intitulé Douces ? (aka ce mot qui cristallise la question des injonctions patriarcales qui pèsent sur les personnes qui se construisent socialement en tant que femmes). Parmi leur sélection très riche, nous avons choisi de vous présenter :
Marie-Célie Agnant, une poétesse, nouvelliste et romancière haïtienne née en 1953, et qui travaille notamment sur la question des enjeux postcoloniaux, de la mémoire collective et individuelle, du trauma lié à l’esclavage. On vous propose de découvrir aujourd’hui son poème Euménides (aussi appelées Erynies, aka les Déesses du Remord).
Soleïma Arabi est une poétesse, artiste, actrice et metteuse en scène québécoise, qui a grandi entre le Cameroun et la Côte d’Ivoire. On vous propose de découvrir aujourd’hui un poème (sans nom) issu de son premier recueil : Déferlante.
Zoé Besmond de Senneville est une comédienne, poétesse et modèle française. Elle est codirectrice du Bordel de la Poésie à Paris avec Rim Battal. On vous propose de découvrir aujourd’hui son poème au titre éloquent Être une femme.
#2 Le recueil Je transporte des explosifs on les appelle des mots, paru aux éditions Cambourakis, et dont le titre est extrait du poème non moins explosif de Mohja Kahf (dont on vous laissera découvrir la suite dans le livre #teaser). Moitié-essai, moitié anthologie de poèmes (bilingue en plus, SVP), ce recueil coup de cœur retrace les liens tissés entre la poésie, le féminisme et le militantisme aux États-Unis. Parmi cette sélection très riche, nous avons choisi de vous présenter :
Kitty Tsui, une poétesse et activiste sino-étatsunienne, lesbienne butch et championne de body-building. Nous vous proposons de découvrir aujourd’hui son poème Ne m’appelez pas monsieur, appelez-moi puissante (aka Don’t Call Me Sir, Call Me Strong), tel que traduit dans le recueil de Cambourakis.
corbett, une mystérieuse poétesse se définissant comme femme handicapée de la région de San Francisco. Les éditeur·ices du recueil n’ont pas su retrouver plus d’infos sur elle ou son identité. En attendant, on vous propose de découvrir un extrait du sublime poème de simples vérités (aka Simple Truths), tel que traduit dans le recueil de Cambourakis.
Audre Lorde, une poétesse et autrice afro-étatsunienne et lesbienne (qu’on ne vous présente plus, si ?). New-yorkaise née de parents caribéens, sa poésie est à la lisière perpétuelle de la littérature et du militantisme. On vous propose de découvrir aujourd’hui son poème Une femme parle (aka A Woman Speaks), tel que traduit dans le recueil de Cambourakis.
#3 Le recueil à nos humanités révoltées de Kiyémis. Où l’on découvre une poésie magistrale, sororale et décoloniale : des textes puissants pour prendre la parole face aux systèmes d'oppressions, pour se réapproprier son corps et crier sa liberté et sa colère. On vous propose de découvrir aujourd’hui deux poèmes de ce recueil : Self Hate, et Sous les coups, la joie.
Si votre corps est le lieu d’une révolte qui gronde
Euménides - Marie-Célie Agnant
J'ai dans le corps des manières
de torrents en délire
Grondements de terre en soubresauts
Rebelle
La révolte dans le corps
ancrée
dès la première aube
dans la langue des hommes
point de mots
pour peindre mes remous
J'ai dans le corps des mots fous
déferlent
cendre soufre laves
et le temps depuis les Erinyes
dans mon corps
n'est plus le temps
soifs
montagnes
roches chauffées à blanc
éclats
Revue Soeurs #2 : Douces, édition hiver 2021, à découvrir (ainsi que le premier numéro) par ici !
Si votre corps est la fabrique de désirs qui vous brûlent et vous réveillent
Poème sans nom - Soleïma Arabi
Au creux de l’été
Tu te niches dans les mots
Mais dans tes cheveux
Cigarettes et cigales
Aux murmures des soirs
À remplir des verres
Tu offres tes secrets
Comme dedans ça crépite
Dans la torpeur des journées
Débordée de trop d’hivers
Sentiments plats et hommes tièdes
Aller à l’océan
Par tous les temps
Mettre une robe
Relever sa crinière
Lécher ses plaies
Les faire sécher au soleil
Lire un bon livre
S’endormir douce
Se réveiller brûlante de rêves
Désirs au coin de la bouche
Revue Soeurs #2 : Douces, édition hiver 2021, à découvrir (ainsi que le premier numéro) par ici !
Si votre corps est le lieu de mille contradictions
Être une femme - Zoé Besmond de Senneville
Être en vie/une femme/présente/juste là
c’est quoi
Tu dirais quoi toi
Et qu’est-ce que ça fait
En face de toi
C’est doux
C’est dur doux beau épineux compliqué moelleux sensuel torturé dramatique simple limpide émouvant ému vivant voluptueux lyrique rêveur chantant magique simple accueillant fantastique
C’est
Être pleine de mémoires
Et de doutes
C’est vouloir
C’est le désir
C’est avoir des mains des pieds et des dents
Qui mordent avancent soignent courent saignent veulent sentent engendrent créent
C’est le désir de la vie
La magie
C’est avoir un corps
Tout puissant
Et s’en rendre compte petit à petit
C’est avoir une peau
Qui coule compte flotte brille puise se souvient
Intègre guérit
Être une femme
C’est
Voilà c’est comme cela quoi d’autre
C’est tout et rien
C’est avoir tout et rien
Et manger la vie
Et ses peurs et ses doutes ses rêves ses fantasmes
Ses joies et ses mille milliards de voyages dans le temps et l’espace
Et ailleurs
Partout
Partout où on peut
Revue Soeurs #2 : Douces, édition hiver 2021, à découvrir (ainsi que le premier numéro) par ici !
Si votre corps est le lieu d’un pouvoir mystique et politique
Une femme parle - Audre Lorde (trad. Getty Dambury)
Marquée par la lune touchée par le soleil
mon charme est implicite
mais quand la mer se retirera
elle abandonnera mon corps
je ne cherche pas l’approbation
indifférente au sang
implacable comme le fléau de l’amour
aussi têtue que mes erreurs
ou ma fierté
je ne confonds pas
l’amour et la pitié
ni la haine et le mépris
et si vous voulez me connaître
fouillez les entrailles d’Uranus
où les océans inlassables se fracassent.
Je n’habite
ni ma naissance ni mes divinités
moi qui suis sans âge et même pas adulte
cherchant encore
mes soeurs
sorcières du Dahomey
me portent dans leurs toiles nouées
comme autrefois notre mère
endeuillée.
J’ai été femme
durant longtemps
méfiez-vous de mon sourire
je suis trompeuse grâce à la vieille magie
et la nouvelle démence de midi
promise à tous vos vastes projets
je suis
femme
et non-blanche.
Je transporte des explosifs on les appelle des mots, Poésie & féminismes aux États-Unis, un essai et une anthologie de poésie proposée par les éditions Cambourakis, 22€.
Si vous arborez le self-love en écusson
de simples vérités - corbett (partie III)
je suis une femme pleine de moi-même
pleine d’amour pour mon magnifique corps infirme
pleine d’amour pour mes soeurs handicapées
je rejette la haine de soi
je rejette les questions, les doutes, la culpabilité
je rejette tout sauf moi-même
je suis une femme pleine de moi-même
je mérite d’être aimée
alors je m’aime
je mérite d’être entendue
alors je m’écoute
je mérite qu’on me voie et qu’on se souvienne de moi
je suis une femme pleine de moi-même
femme
handicapée
lesbienne
je suis complète
Je transporte des explosifs on les appelle des mots, Poésie & féminismes aux États-Unis, un essai et une anthologie de poésie proposée par les éditions Cambourakis, 22€.
Si votre corps est le lieu d’une badasserie toute puissante
Ne m’appelez pas monsieur appelez-moi puissante - Kitty Tsui
on m’appelle monsieur
tout le temps.
des femmes, des hommes,
des serveuses de restaurant,
des commerçant·es derrière leur comptoir,
des stewards à bord des avions.
c’est les cheveux courts
ça les trouble.
ou peut-être est-ce parce que
je me tiens la tête haute,
les jambes écartées,
j’ai les épaules larges
et les avant-bras épais.
ou peut-être est-ce
ma montre-bracelet
pour homme.
(...)
je suppose que c’est parce que
j’ai des petits seins,
des gros poings,
que je marche avec les mains dans les poches,
la tête haute,
les jambes écartées,
les épaules larges
et les avant-bras épais,
qu’on me prend pour un homme.
il est temps de répliquer.
hé, ne m’appelez pas monsieur
appelez-moi puissante
appelez-moi insolente
appelez-moi inspirée
appelez-moi sûre-de-moi
appelez-moi compétente
appelez-moi confiante
appelez-moi forte
appelez-moi fière.
ne m’appelez pas monsieur
appelez-moi puissante.
appelez-moi
femme qui marche
à grandes enjambées,
femme avec des petits seins,
des gros poings,
les mains dans les poches,
la tête haute,
les jambes écartées,
les épaules larges,
les avant-bras épais
et qui porte une montre d’homme.
ne m’appelez pas monsieur
appelez-moi puissante.
appelez-moi étoile filante
appelez-moi océan
appelez-moi vague sur vague
appelez-moi vagin
appelez-moi femme.
une femme puissante qui soupire
une femme insolente qui aime
une femme inspirée qui travaille
une femme assurée qui chante
une femme compétente qui se réjouit
une femme confiante qui pleure
une femme forte qui psalmodie
une femme fière qui vient.
une femme fière
qui devient elle-même.
Je transporte des explosifs on les appelle des mots, Poésie & féminismes aux États-Unis, un essai et une anthologie de poésie proposée par les éditions Cambourakis, 22€
Si votre corps doit se délivrer de ses entraves et du désamour de soi
Self-Hate - Kiyémis
Ces yeux m’encagent
Je suis enfermée, ils m’éteignent.
J’entends les cris au-dehors
Ils veulent jeter la clé.
Ces yeux m’encercueillent
Ils me cachent
Me soustraient du monde
Me font disparaître.
Ces yeux sont des fouets
Ils lacèrent chaque partie de mon corps.
Sur la chair grasse, des cicatrices s’érigent
C’est mon bûcher, je brûle.
Ces yeux sont une mer
De haine dans laquelle je sombre
Inexorablement sans aucune bouée
De sauvetage.
Il faudra nager entre les larmes
À contre-courant
Pour retrouver ce sanctuaire
Où, épuisée, je devrais tout reconstruire.
Au fond de ces yeux
Dessinés par l’aversion du monde
Se niche une faille
Dans laquelle je m’engouffre.
Se jeter contre les vagues
Pour en ressortir nouvelle
Délivrée.
à nos humanités révoltées, un recueil de Kiyémis, préface de Gerty Dambury, à découvrir aux éditions Premiers Matins de Novembre, 10€.
Si votre corps a besoin d’ailes et de sororité
Sous les coups, la joie - Kiyémis
Le dessin harmonieux de ton sourire
Apaise mes griffures intérieures
Car les poussières d’un vieux monde,
Qui peine à s’écrouler,
Étouffent mon corps épuisé.
Parfois, je m’égare,
Dans les pénombres environnantes.
Ces étincelances me guideront vers toi.
Je tends la main vers les étoiles fuyantes,
Instants de bonheur ordinaire,
Pour en parer nos armures de combattantes.
Joie inespérée,
Qui purifie mon âme troublée,
Écarte les nuages de ma colère.
Alors qu’un rire jaillit de nos lèvres,
Je sens nos plaies fleurir.
S’échappent de nos blessures à vif
Les plumes de nos ailes naissantes.
à nos humanités révoltées, un recueil de Kiyémis, préface de Gerty Dambury, à découvrir aux éditions Premiers Matins de Novembre, 10€.