Allô la poésie ?

 

On ne s’avance sûrement pas trop en vous disant que quand il est question de poésie, on pense plus facilement à Victor Hugo ou à Paul Éluard qu’à Lenore Kandel ou Margaret Atwood. Suffit de jeter un œil à vos anciens programmes scolaires pour vous en rendre compte : les poétesses, on n’en parle tellement pas, qu’on croirait presque qu’il n’y en a jamais eu. Avant de passer à la lecture, on vous présente ?

 

Margaret Atwood, vous la connaissez peut-être déjà pour son roman La Servante Écarlate (aka The Handmaid's Tale, qui fait un carton en série). Cette autrice canadienne a pourtant fait son entrée dans le game de la littérature en publiant des poèmes inspirés de sa vie quotidienne, de ses angoisses et de ses amours, au beau milieu de l’année 1968. On vous propose de découvrir aujourd’hui son poème De plus en plus (aka More and more).

 

Lenore Kandel est l’une des poétesses les plus géniales et les plus injustement oubliées de la Beat Generation. Pas étonnant puisqu’on ne se souvient aujourd’hui que des hommes cis qui ont pris part au mouvement (#Kerouac). Son recueil de poésie, publié sous le titre original de The Love Book, part de sa vie quotidienne : de ses désirs sexuels assumés et sublimés, à ses problématiques d’addiction. On vous propose aujourd’hui de découvrir un extrait de son poème Baiser Avec Amour (aka To Fuck With Love). Malheureusement, nous n’avons pas pu respecter la mise en page originale !

 

Suzanne Rault-Balet est une poétesse millennial pur-jus : artiste, comédienne et photographe, elle observe le quotidien avec un œil aiguisé et poétique, et décortique ses émotions avec une plume acérée comme une lame. Des Frelons dans le Coeur est son tout premier recueil. On vous propose aujourd’hui de découvrir deux poèmes de ce recueil - qui n’ont pas de titre, comme tous les autres, car tous les textes se répondent et se poursuivent !

 

Lisette Lombé est peut-être bien la plume la plus militante de cette sélection de poésie : artiste belgo-congolaise, badass en slameuse sur la scène bruxelloise, activiste anti-raciste, poétesse, et féministe : son livre conjugue des poèmes beaux et tranchants comme des manifestes à des textes épris de liberté et de sensualité. On vous propose aujourd’hui de découvrir Brûler, brûler, brûler, un poème de son dernier recueil éponyme.

 

Kiki Dimoula est une poétesse contemporaine grecque, dont on est si grateful qu’elle soit traduite en français. Entre anxiété et contemplation, elle tire le portrait au quotidien, à l’absence de ceux qui nous manquent, à la beauté du vide. On vous propose aujourd’hui de découvrir deux de ses poèmes, Desseins Animés et Inespérances. Bienvenue au pays des mots magiques.

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Si vous êtes transi·e d’amour et de désir

De plus en plus - Margaret Atwood

 

De plus en plus fréquemment les contours

de mon corps s’estompent et je deviens

désir de m’assimiler au monde, y compris

à toi, si possible par la peau comme

le tour de passe-passe d’une plante avec l’oxygène ;

et de vivre d’un feu inoffensif.

 

Je ne te dévorerais pas,

ni ne t’achèverais,

tu serais encore là

autour de moi, aussi entier

que l’air.

 

Malheureusement je n’ai pas de feuilles.

À la place j’ai des yeux

et des dents et d’autres choses encore

non vertes qui excluent l’osmose.

Alors méfie-toi, je ne plaisante pas,

dernier avertissement:

 

Cette voracité-là

emporte tout

avec elle ; impossible

d’en discuter calmement

et posément.

 

Il n’y a aucune explication à cela, juste

la logique du chien qui crève devant l’os.

 

 

Laisse-moi te dire… Poèmes 1964-1974, un recueil de Margaret Atwood, éditions Bruno Doucey

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Si vous êtes d’humeur à faire l’amour toute la journée

Baiser avec Amour - Phase III - Lenore Kandel

 

tu me baises continûment avec ta langue ton regard

avec tes mots avec ta présence

 

nous nous transmutons

nous sommes aussi doux et chauds et tremblants

qu’un nouveau papillon d’or

 

l’énergie

indescriptible

presque insupportable

 

la nuit parfois je vois nos corps luire.

 

 

The Love Book, un recueil de Lenore Kandel (en anglais) - des extraits à découvrir dans cette anthologie


Si vos désirs vous dépassent et vous questionnent

Suzanne Rault-Balet

 

je suis une distributrice

rien que ça

une distributrice d’amour

gratis

je déborde

 

ça déborde

j’en ai plein les placards

plein les tiroirs

plein les poches

la bouche-les yeux-mon coeur

plein partout

et ça dégouline

ça me dégouline dessus l’amour en trop

ça suinte ça transpire ça bave

ça ruisselle sur le monde

et ça colle

la matière elle colle c’est dégueulasse

et ça je ne veux plus

ça désormais je refuse

 

oui je dis non

 

ça

 

non.

 

 

Des Frelons dans le Coeur, un recueil de poésie de Suzanne Rault-Balet, aux éditions L’Iconopop


Si vous avez de l’amour à revendre

Suzanne Rault-Balet

 

je ne porte sur la bouche

que du café et du rouge

à la lèvre t’ai mordu

l’âme mon bel inconnu

 

je ne porte sur les yeux

que leurs nuances de bleu

grisée la table où je suis

étranger déjà tu t’enfuis

 

je ne porte sur la peau

que du soleil et de l’eau

hasard tu es revenu

ainsi j’ose et porte aux nues

mon épaule et mon

cou

 

awouu

je suis la louve citadine

à la terrasse de ton bistrot

je suis la chienne de ta ville

je viens lécher tes plaies

tes maux

 

tu ne portes sur la bouche

que du tabac et du fruit

écrasé entre les doigts

en fumée évanoui

 

tu ne portes sur les yeux

que le reflet de mes aveux

salie la table où tu étais

plus qu’une pièce de monnaie

 

tu ne portais sur la peau

qu’une chemise de trop

hasard tu as disparu

ainsi j’ose et porte aux nues

mon épaule et mon

cou

 

awouu

je suis la louve citadine

à la terrasse de vos bistrots

je suis l’infirmière maladive

je viens vous panser

le coeur gros

 

 

Des Frelons dans le Coeur, un recueil de poésie de Suzanne Rault-Balet, aux éditions L’Iconopop

Photo by Margarita Loza on Unsplash


Si vous avez envie de réinventer l’amour dans les cendres du patriarcat

Brûler, brûler, brûler - Lisette Lombé

 

En retard, en retard,

en retard, tu es en retard.

 

Tu pédales, tu cavales.

Tes perles brinquebalent sur tes secrets.

Tu pédales, tu cavales.

Culotte trempée, lèvres gonflées.

Tu pédales, tu cavales.

Brûler, brûler, brûler, brûler.

Tu pédales, tu cavales.

Brûler la liste du padre.

Des interdits multipliés

distribués à la volée

comme des claques qui carillonnent

au chevet de tes égarements.

Interdit de te maquiller.

De rire à gorge déployée.

Interdit de te décolleter

de raccourcir tes ourlets.

Interdit de déambuler.

Flâner toute seule dans le quartier.

Interdit de noctambuler.

Interdit de boire, de chavirer !

Interdit de danser, vibrer !

interdit de salir ta robe.

L’honneur, le nom et la lignée.

 

Interdit, interdit, interdit !

Mais toi, là, maintenant,

arc-boutée sur ton vélo,

le coeur tendu, amoureuse,

tu n’en as que faire de tous ces interdits !

Tu pédales, tu cavales.

Brûler la liste du padre.

Tu pédales, tu cavales.

Tes perles brinquebalent sur tes secrets

Tu pédales, tu cavales.

Culotte trempée, lèvres gonflées.

Interdit d’interdire d’aimer,

de désirer, de fantasmer,

de s’attacher, de s’enticher,

de se sentir surexister,

toucher, goûter, se délecter,

te caresser, culotte trempée,

te caresser, lèvres gonflées,

Danser, danser, vibrer, vibrer,

Brûler, brûler, brûler...

 

Brûler, brûler, brûler, un recueil de poésie de Lisette Lombé aux éditions L’Iconopop

Photo by TVBEATS on Unsplash


Si votre crush est en kif sur quelqu’un d’autre

Kiki Dimoula - Desseins Animés

 

C’est sûr, dans la ronde sans fin

de l’offre et de la demande

tu as dû m’emprunter quelques sentiments.

C’est sûr, toutes ces années de tabagie, un jour,

tu as dû être à court de tabac.

 

Si maintenant tu pouvais en échange

pour deux-trois jours me prêter un amour.

On m’invite à une comédie circulaire

et l’invitation précise bien :

tenue opaque - il ne faut pas

que transparaisse l’insupportable.

 

Je te le rendrai intact.

Même si je me soule, si je me salis,

ne crains rien, l’éternel sur l’amour

ne laisse jamais de taches.

 

Ne serait-ce qu’un ou deux jours. Je veux y aller

dans de beaux habits d’emprunt

craie ostensiblement cassante

orgueilleusement pendue

au bras de l’éponge qui m’accompagne.

Ne serait-ce qu’un jour.

 

Non, pas celui-là, je n’en veux pas, non

pas l’amour charitable que reprend

ta main dès qu’elle tombe dans la mienne.

 

C’est l’autre que je veux, l’autre

la passion folle que tu éprouves pour quelqu’un

toi encore et tu le supplies

de te prêter son amour

ne serait-ce que deux-trois jours

non pas celui-là,

non pas l’amour charitable que reprend

sa main dès qu’elle tombe dans la tienne,

mais l’autre que tu demandes, l’autre

la passion folle qu’il éprouve

pour quelqu’un d’autre lui encore

et à son tour le supplie

de lui prêter un amour

ne serait-ce qu’un jour, non pas le charitable.

 

(...)

 

Toujours le décalage amoureux d’un autre

et nous toujours amoureux de lui.

Et les coïncidences meurent sans être aimées.

 

 

Le Peu du Monde, suivi de Je te salue Jamais, un recueil de poésie de Kiki Dimoula, traduit du grec par Michel Volkovitch aux éditions Gallimard Poésie

Photo by Connor James on Unsplash


Si l’élu·e de votre coeur vous ghoste

Kiki Dimoula - Inespérances

 

Mon Dieu, qu’est-ce qui ne va pas

nous arriver encore.

 

Je reste là je reste.

Il pleut sans pleuvoir

comme quand de l’ombre

nous renvoie corps.

 

Je reste là je reste.

Moi là, en face mon coeur

et plus loin

ma relation fatiguée avec lui.

Comme ça, histoire de faire nombre

chaque fois que le vide nous compte.

 

Chambre vide venteuse.

Je m’accroche bien fort

à ma façon d’être balayée.

 

Pas de nouvelles de toi.

Ta photo, stationnaire.

Ton regard comme si tu arrivais,

ton sourire, non.

Des fleurs sèches à côté

te répètent sans cesse

leur vrai nom immortelles

immortelles - pour si jamais tu oubliais

ce que tu n’es pas.

 

Le temps me demande

où je voudrais qu’il passe

et si j’ai pour nom “Hélas” ou “Est lasse”.

Laissez-moi rire.

Aucune fin ne connaît l'orthographe.

 

Pas de nouvelles de toi.

Ta photo, stationnaire.

Comme quand il pleut sans pleuvoir.

 

Le Peu du Monde, suivi de Je te salue Jamais, un recueil de poésie de Kiki Dimoula, traduit du grec par Michel Volkovitch aux éditions Gallimard Poésie