Si vous voulez déclarer votre amour (et soutien) au vivant

Margaret Atwood - Élégie pour les tortues géantes

 

 

Laissons les autres prier pour le pigeon voyageur

le dodo, la grue huppée, l’Eskimo :

à chacun sa spécialité

 

je vais m’en tenir à une méditation

sur les tortues géantes

qui dépérissent finalement sur une île lointaine.

 

Je me concentre dans les stations de métro,

dans les parcs, je ne parviens pas tout à fait à les voir,

elles se déplacent à la périphérie de mes yeux

 

mais au dernier jour elles seront là;

déjà l’événement

comme une vague ondulante suscite la vision :

 

sur la route où je me tiens, elles se matérialiseront,

me croisant lourdement en ligne discontinue

maladroites hors de l’eau

 

leurs petites têtes dodelinant

de-ci, de-là, leur armure inutile

plus tristes que les tanks et l’histoire,

 

l’océan et la lumière paralysés dans leurs yeux clos,

elles gravissent péniblement les marches, sous les arches

vers les cubes en verre des autels

 

où les dieux fragiles sont conservés,

reliques de ce que nous avons détruit,

nos symboles sacrés et obsolètes.

 

 

Laisse-moi te dire… Poèmes 1964-1974, un recueil de Margaret Atwood, à découvrir aux éditions Bruno Doucey, 14€
 



Si la paralysie des politiques vous épuise et vous fatigue

Monoculture - Florentine Rey

 

 

Une blague salace

on laisse filer

 

Une main aux fesses

on laisse tomber

 

Un S.D.F sur le trottoir

on ignore

 

Des noyés, des noyés, des noyés

on s’y fait

 

Inégalités de taux, de peaux, de genres

on sait

 

L’insupportable sédimente

Bientôt plus rien ne pourra pousser


*
 

Au square

des hommes en cravate

réclament des miettes

aux petits oiseaux

 

Allongée sur un banc

je fixe le soleil

pour faire mûrir mes yeux

et les préparer à regarder

la fin

en face


*
 

Je suis

tu es

nous sommes

un soleil

parmi d’autres soleils

mais on est tous

un peu fatigués


*
 

Au bout du rouleau

on tire sur le fil

et on remonte

à l’origine

de la tristesse

 

L’océan déborde

d’une paupière

décousue

 

 

 

L’année du pied-de-biche, un recueil de poèmes de Florentine Rey, à découvrir aux éditions Le Castor Astral, 12€




Si l’état de la planète vous hante et vous dévore

Climatique - Florentine Rey

 

 

Quand les abeilles

les hirondelles

et les renards reviendront

la terre sera partie


*
 

Je traîne en haut du paysage

 

Le défi : ne pas fondre

 

J’avale goulûment l’air glacé

 

Ronde comme une lune

je dévale les cols

et me cogne

aux bords du monde


*
 

J’ouvre la bouche en grand sous l’ondée

L’eau ressort par mes pieds

Passe en moi ce que le ciel veut confier

à la terre

 

Rincée

 

Je m’étends sur un homme

Il me souffle sa force

à l’oreille


*
 

L’hiver on voit l’homme sans fard

Dans son regard solitaire :

la promesse du dégel


*
 

Premiers cils de neige

bientôt ils entoureront mon oeil

comme un chardon gelé


*
 

J’ai les poumons comme deux banquises

Personne à bord pour respirer

Je me secoue

Vagues

Haut le coeur

J’ouvre la bouche

Crache une bouée


*
 

Je serre un glaçon dans mon poing

Ma chaleur le dégèle et j’ai mal

 

J’ouvre la main

 

Dans ma paume un ours blanc se dresse

et crie sa soif

 

(...)

 

 

 

L’année du pied-de-biche, un recueil de poèmes de Florentine Rey, à découvrir aux éditions Le Castor Astral, 12€
 



Si la terre et le printemps vous inspirent par leur vitalité

Poème sans nom - Estelle Fenzy

 

 

Je voudrais m’asseoir

au pied d’un cerisier

un matin de printemps

 

Les pétales tomberaient

Je disparaîtrais doucement

 

sous la promesse des fruits

 

 

Revue Soeurs, numéro 3 : Printemps, à découvrir (ainsi que les autres numéros) par ici
 



Si vous avez envie de chanter pour arrêter de niquer la mer

Les deux mers - Nawel Ben Kraïem

 

 

La mer a deux couleurs

Quand c’est plus profond

Elle sait se froncer

D’un bleu de marin

Pas tellement marrant

Qui tait sa douleur

Et tous les secrets

Cris de l’intérieur

Quand c’est plus léger

Pour que les touristes

Ne soient pas si tristes

Elle crée du turquoise

Et efface l’ardoise

Mais au fond on sait

Que l’ardoise est salée

Dans le fond foncé

Où l’on a perdu pied

 

 

J’abrite un secret, un recueil de Nawel Ben Kraïem, à découvrir aux éditions Bruno Doucey, 14€