“L'ascenseur social est en maintenance, veuillez réessayez ultérieurement”

 

L’une des premières choses qui nous a marquées dans le court-métrage de Jan Sitta, c’est la manière dont le réal décrit parfaitement les rouages de la mobilité de classe. Son héroïne, Souad, vient de décrocher son CAP et a chopé un boulot dans un institut esthétique d’un quartier chic dans la foulée.

 

Si elle est ravie ? Bien sûr. Si c’est prometteur pour son avenir ? Évidemment. Seulement, très vite, on voit qu’elle n’est à sa place nulle part : elle ne peut pas voir ses ami·es sur son lieu de travail au risque d’être jugée… et elle ne peut pas non plus y porter son vrai prénom parce que, comme lui dit sa boss « C’est pas contre vous Souad, par expérience j’ai appris que ça pouvait éviter bien des soucis. Ça se fait beaucoup vous savez ? ». Ou comment se sentir très très seule.

Et voilà que déboule le racisme ordinaire, celui qui est d’une banalité épuisante : « Il faut savoir faire des sacrifices pour réussir » comme lui dit sa patronne… Peut-être, mais au point de se sacrifier soi ?

 

 

Devenir quelqu’un tout en restant soi

 

Le personnage de Souad essaye donc de jongler entre les classes sociales, un pied dans chaque monde. La nécessité d’oublier son identité pour s’intégrer est très bien illustrée par le fait que l’héroïne doive renier son prénom pour se faire une place dans le monde : une allégorie du prix de l’intégration dans une société française pas très accueillante pour les racisé·es, les immigré·es, les qui-s’appellent-pas-Corinne-ou Marie.

Si Souad est saoulée ? Évidemment. En prime, plus personne ne la comprend : ni ses amies qui lui demandent pourquoi elle n’est pas reconnaissante de la chance qu’elles n’ont pas (de trouver un job qui en jette), ni sa boss qui se comporte comme si elle lui avait fait une fleur en lui offrant un poste pour lequel elle a travaillé très fort et qu’elle mérite clairement. Si elle va quitter son taf pour autant ? Après réflexion... bien sûr que non.

Soin du corps : celles qui soignent sont celles qui s’oublient

 

Quelque chose que le court-métrage de Jan Sitta dépeint brillamment, c’est ce clash, cette rencontre des milieux bourgeois et des classes populaires dans un salon d’esthétique : les premières sont des femmes qui ont les moyens de payer pour un service, pour recevoir du care. Les secondes sont celles qui s’épuisent à la tâche et n’ont pas de temps à consacrer au soin de leurs propres corps.

Dans une très belle scène, on voit d’ailleurs Souad essayant de s’offrir à elle-même le massage crânien qu’elle fait à ses clientes. Ce n’est pas pareil, bien sûr, mais c’est un geste ultime de révolte et de self-care : elle veut s’offrir le meilleur, à elle aussi. Même si elle ne peut compter que sur elle-même pour le faire.

 

Pour conclure, on avait envie de repartir du titre de ce très beau court-métrage, Avaler des couleuvres. Parce qu’on croit bien qu’avaler des couleuvres, c’est ça : le prix à payer par le corps, la souffrance, la silenciation de soi pour trouver sa place. Celle pour laquelle on s’est battues si fort et pour laquelle… on avalerait bien quelques couleuvres supplémentaires “quoiqu’il en coûte”. En espérant ne pas subir le jugement de notre entourage ou de nos sœurs de lutte, ni l’impression au goût amer qu’on trahit malgré nous nos origines et notre famille. Parce que si on quit, le pire de la société a gagné, et qu’on ne va pas lâcher si près du but, pas vrai ?